Mes 55 lectures de 2023
Très chers amis,
J’ai lu 55 livres et 14 257 pages en 2023. Cette année a aussi été marquée par l’achat d’un vrai divan trois places, ce qui a grandement augmenté mon confort de lecture (et de siestes).
Vous m’excuserez pour le délai, on a passé les vacances de Noël en Colombie (une autre infolettre à écrire…), loin d’un ordinateur, à visiter la belle-famille et des librairies.
Sans plus tarder, voici mes lectures préférées, en ordre alphabétique :
Bless Me, Ultima (Rudolfo Anaya), une fable chicano lue dans les étendues immenses du Sud-ouest américain.
L’autobiographie de Sabrina Imbler, scientifique non-binaire, mêlée à celle d’animaux marins tout aussi complexes (How Far the Light Reaches: A Life in Ten Sea Creatures)
L’effrayante incursion romancée dans la tête du plus proche conseiller de Poutine-le-tsar (Le Mage du Kremlin, Giuliano da Empoli).
Le monde sans fin et son résumé dessiné sur l’aberration de la croissance infinie (Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici).
L’humanité et l’acuité de Los migrantes que no importan, d’Óscar Martínez.
Les questions sans réponse du journaliste à l’international Frédérick Lavoie dans Troubler les eaux.
Vous remarquerez que cette liste est très masculine. En fait, j’ai vraiment dû me forcer pour atteindre la parité dans mes lectures en 2023… (Pour conjurer le mauvais sort, j’ai entamé 2024 avec Et ces êtres sans pénis ! de Chahdortt Djavann.)
Je rappelle le principe pour la suite : un astérisque après le titre des livres revient à une chaude recommandation. Les meilleurs ont droit à deux.
Sur la route
Après avoir analysé l’émergence des pandémies, Sonia Shah se penche sur les fondements de la migration humaine et animale dans The Next Great Migration*. À mettre entre les mains de tout adepte du grand remplacement pour lui fermer le clapet.
Bless Me, Ultima**, c’est une histoire à la lisière de la réalité et de la curandería (pratiques de guérison traditionnelles), de l’enfance et de l’adolescence, des États-Unis et du Mexique, signée Rudolfo Anaya.
Au printemps dernier, j’ai visité El Paso et Ciudad Juárez pour une série de reportages. Ce fut trop peu pour croiser Les oiseaux du désert, les bénévoles qui aident les migrants qui traversent illégalement la frontière et qu’Édouard Deschênes a côtoyés. Le résultat est un livre court, très conscient de ses privilèges et ultimement trop mince.
Le journaliste vidéaste Julien Goudichaud, lui, a « passé sept ans avec les migrants et les passeurs dans le Nord de la France » pour Les plages de l’embarquement* (ce titre…). Sept ans, parce que c’est le temps que ça lui a pris à convaincre des migrants de le laisser embarquer dans un radeau de fortune en direction de l’Angleterre. On ne peut qu’admirer sa ténacité, à défaut de son style d’écriture.
Le maître en la matière est sans contredit Óscar Martínez, qui a suivi des dizaines de sans-papiers au Mexique sur la Bestía (le train qui traverse le pays), dans les bordels du Chiapas, chez les Zetas, et jusqu’à la frontière promise pour Los migrantes que no importan**. Ma claque préférée de l’année.
Dans un autre registre, le Montréalais Mostafa Henaway dissèque l’après : le monstre capitaliste du travail précaire, éreintant et aliénant qui carbure aux nouveaux arrivants. Essential Work, Disposable Workers*, on ne pourrait mieux dire.
Une chambre à soi
Notre proprio reprendra fort probablement notre appartement en juillet et on regarde pour acheter tant qu’à faire. Prémonition littéraire ou pas, j’ai lu deux auteurs qui s’embarquent dans des projets de construction/rénos.
Libre après trois ans en captivité au Liban, le journaliste Jean-Paul Kauffman s’entiche d’une maison dans les Landes (La maison du retour). Il entreprend, ou plutôt, il engage deux maçons pour entreprendre, la rénovation de ladite demeure, pendant que lui boit des grands crus en méditant sur les pensées de Virgile. Bleh.
En tant que self-made man américain, Michael Pollan décide au contraire de construire un cabanon d’écriture (le rêve) de ses propres mains. A Place of My Own se perd dans les méandres du post-modernisme architectural, mais termine au moins avec un bâtiment qui tient debout.
La vie, mode d’emploi
Le Manuel de poétique à l’intention des jeunes filles (Carole David) est un hommage sibyllin aux dissidentes des siècles passés.
Le Manuel de l’animateur social* (Saul D. Alinsky) explique à la génération baby-boomer comment construire le socle d’une révolution sans gants blancs. (Bicycle Bob était un grand fan).
En utilisant une périphrase comme « la canalisation de l’énergie » au lieu du mot unique «pouvoir », nous commençons à en affaiblir le sens; et si, pour tous ces mots, nous utilisons des synonymes qui les blanchissent, nous diluons l’amertume, l’angoisse, la haine, l’amour, la passion et le triomphe dont ils sont porteurs.
Guerre et paix
Journal russe* raconte la fois où John Steinbeck et Robert Capa ont réussi à obtenir un visa pour aller en Union soviétique en 1947, avec l’humour et la camaraderie qu’on leur connait.
« [Les Ukrainiens] nous ont appris un toast que nous aimons : “Buvons au bonheur de ceux qui sont à la maison”. Tous deux avaient été soldats, tous deux avaient été blessés, et ils buvaient à la paix. »
Dans Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique* l’universitaire Anna Colin Lebedev retrace le destin parallèle des deux pays. Révélateur et accessible.
Giuliano da Empoli dresse le portrait inventé, mais crédible du Mage du Kremlin**, le plus proche conseiller politique de Vladimir Poutine. En complément, sa grande entrevue (en français !) à Passion politique.
Ceci est une histoire vraie (c’est arrivé à un ami d’un de mes amis)
Florence Aubenas, journaliste, a réellement fait d’innombrables heures comme femme de ménage dans l’espoir de décrocher un emploi à temps plein après la crise économique de 2008 en France (Le quai de Ouistreham*).
Wojciech Tochman a suivi le travail infatigable d’une anthropologue qui identifie les ossements des victimes disparues pendant la guerre de Bosnie, dix ans plus tard (Mordre dans la pierre*).
Lola Lafon a passé une nuit entière au musée d’Anne Frank à réfléchir à sa vie et à la sienne (Quand tu écouteras cette chanson*).
Maxime Aurélien a fondé du premier gang de rue haïtien de Montréal, à l’époque où les skinheads étaient partout (Il fallait se défendre, avec Ted Rutland). Mon entrevue avec les deux auteurs ici.
Joan Didion décrit littérairement la scène politique des années 80 à Miami (sans que je n’y comprenne grand-chose). Mots-clés : Castro, contras, CIA.
Antoine Bédard, fils d’un médecin en soins palliatifs, aborde les derniers jours de ses deux parents et l’aide médicale à mourir (Mettre la mort à l’agenda*). Lu d’une traite dans un café de Santa Fé, les yeux pleins d’eau.
Charlotte Biron est en convalescence, à l’écart du monde, alitée à cause d’une tumeur à la mâchoire, muette. C’est vaporeux et intime (Jardin radio).
Christelle Taraud et des dizaines de collaboratrices retracent l’histoire mondiale des Féminicides en 928 pages. Une véritable encyclopédie des horreurs subies par les femmes partout et depuis toujours.
Rosa Montero fait l’éloge de la folie qui permet la créativité dans El peligro de estar cuerda (Le danger d’être saine d’esprit), en donnant comme exemple la moitié du canon littéraire occidental (dont Emily Dickinson, de qui est tiré le titre du livre).
Ceci est une histoire presque vraie
Jacques Marchand écrit la biographie du père de l’informatique moderne dans La joie discrète d’Alan Turing*. Il prend peut-être des libertés vu le manque d’archives, mais c’est drôlement crédible et bien recherché.
Myriam Beaudoin a enseigné aux petites juives hassidiques d’Outremont, une époque qui lui a inspiré Hadassa.
Je classe Mélasse de fantaisie* (Francis Ouellet) et Rivières-aux-cartouches (Sébastien Bérubé) dans la même catégorie : récit disjoncté teinté de joual.
Ceci n’est pas une histoire vraie
Il faudrait que je relise Sea of Tranquility* (Emily St. John) pour essayer de mieux saisir la logique derrière cette science-fiction au final très réaliste. Il y a peut-être un parallèle à faire avec Le tour du monde en 80 jours, mais pour le voyage dans le temps.
La magnifique bande dessinée Toutes les morts de Laïla Starr (Ram V. (DC Comics, Marvel) a fait grand bruit, mais ne m’a pas convaincue.
Le manga Witch Hat Atelier (Kamome Shirahama, aussi DC Comics et Marvel), illustre d’un joli trait les aventures d’une apprentie sorcière dans ce premier tome de 12.
Des plumes originales
J’ai beaucoup ri (!?) en lisant les poèmes d’Ornithologie*, où Mathieu K. Blais observe les oiseaux avec un pessimisme dépressif.
Un autre qui s’intéresse aux volatiles : Michael DeForge dans le recueil de bande dessinée Birds of Maine*. Un humour vraiment décalé (et coloré) qu’il faut apprécier dans son ensemble.
Marie NDiaye a remporté le Goncourt en 2009 pour Trois femmes puissantes*. Des histoires racontées en de longs souffles qui s’attardent sur les souffrances et les sacrifices du quotidien. Trois oiseaux (le corbeau, la buse et le flamboyant) planent sur les personnages principaux, comme un présage.
Il pleuvait des oiseaux* (Jocelyne Saucier) est campé dans l’Abitibi rurale, où vivent en ermite une, puis deux, puis trois personnes âgées. Un chef-d’œuvre qui rappelle l’épisode des Grands feux ayant ravagé le nord de l’Ontario au début du siècle. (Il aurait peut-être dû se retrouver dans le palmarès à bien y penser).
Au boulot
J’ai eu le privilège (et je déteste cette expression omniprésente sur LinkedIn, donc je pèse mes mots), de lire le manuscrit de ma collègue Dominique Scali. Sans rien dévoiler, ce livre au long cours mérite son étoile.
Margaret Sullivan, ancienne ombudsman du New York Times, ne se prive pas de critiquer les dérives de la profession dans Newsroom Confidential. Pas facile d’être une femme et d’avoir des opinions.
Michel Jean de TVA (Envoyé spécial), Martine Laroche-Joubert de France 2 (Une femme au front) et Alfredo Corchado du Dallas Morning News (Midnight in Mexico) reviennent sur leurs affectations à l’étranger. Des fois j’ai l’impression que ça passe mieux à la télé qu’à l’écrit.
Le dernier souffle est le plus lourd* est une enquête journalistique sur un géant pharmaceutique fictif, de Catherine Lafrance, ancienne de Radio-Canada. Des fois j’ai l’impression que c’est plus facile dans un roman que dans la réalité.
Frédérick Lavoie se pose des questions sur le journalisme qui m’obsèdent aussi. Je le trouve très courageux de les exposer comme ça dans Troubler les eaux**, et avec autant d’éloquence. Ma dédicace évoque la possibilité «d’imaginer d’autres journalismes», une idée que j’affectionne.
Écrire pour que tout devienne possible (Dominique Demers) s’adresse finalement plus aux apprentis écrivains qu’aux journalistes.
Pause poétique
« Chère, très chère vous », commence Gérald Godin. « Saluts Beau Mâle », lui répond Pauline Julien. Le renarde et le mal peigné*, un recueil des correspondances de ces deux monuments, laisse entrevoir une complicité à l’épreuve de leur vie par ailleurs mouvementée.
Le Domaine du repos n’a rien de reposant quand on a un père poqué, même mort, comme celui d’Emmanuelle Riendeau.
Ovnis
Sur la route avec Bâsho, de Dany Laferrière, est une collection d’aphorismes de son cru, illustrés naïvement à la gouache.
Je l’inclus dans la catégorie « ovnis » comme les suivants parce que, vraiment, c’est dur de les décrire autrement.
Sinon, où j’aurais bien pu classer L’art de la joie* (Goliarda Sapienza) ? Une fresque familiale à la narration kaléidoscopique, écrite dans les années 70, mais seulement publiée en 1998 tant c’est sulfureux. Une Italienne rencontrée pendant un pique-nique cet été m’a dit que c’est un livre qui se passe désormais de mère en fille (ou d’amie en amie, dans mon cas).
La couleur des choses* mérite d’être ici ne serait-ce parce que Martin Panchaud réussit à raconter une histoire divertissante de gros lot en l’illustrant à partir de schémas techniques.
Sara Hébert a plutôt pigé dans les magazines d’antan pour créer Bijou de banlieue* un guide illustré de self-help grinçant adressé aux femmes d’aujourd’hui.
Au sud
J’ai été déçue (!) par Les dangers de fumer au lit de ma Mariana Enríquez adorée. Il est paru récemment en français, mais c’est en fait sa première collection de nouvelles, bien avant Ce que nous avons perdu dans le feu et Notre part de nuit. Pas… mauvais, mais elle a déjà écrit tellement mieux.
Mi alma se la dejo al diablo* (Je lègue mon âme au diable), du grand journaliste Germán Castro Caycedo est le récit d’une expédition qui tourne au cauchemar dans l’Amazonie colombienne des années 70, telle que racontée par les survivants. Quand même fou.
Sous leur façade monotone, nichés au milieu de nulle part, des hameaux de la Patagonie gardent leurs secrets. Avec son écriture pleine de détours, Katherine Silver en révèle quelques-uns qui semblent tout droit sortis d’un roman dans False Calm*.
Amuleto se déroule dans un Mexico habité de poètes, alors que la narratrice reste coincée dans les toilettes de l’université nationale (UNAM) pendant 13 jours, lors du siège de 1968. On m’a dit grand bien de Roberto Bolaño, mais je crois que ce n’est pas son meilleur.
Terre et mer
Dans How Far the Light Reaches**, Sabrina Imbler raconte sa vie comme personne non-binaire en parallèle avec celles d’un esturgeon, de poissons rouges remis en liberté et de pieuvres (de manière rigoureusement scientifique). On est loin de la biographie beige de politicien.
Qui a tué Berta Cáceres ?, demande Nina Lakhani. La journaliste britannique a enquêté sur le meurtre de cette infatigable défenseure de l’environnement, autochtone par ailleurs, qui militait contre un immense projet de barrage hydroélectrique au Honduras. Pour alléger l’aridité du livre, combiner avec le documentaire La garde blanche.
Le Monde sans fin** est à la fois un manifeste et une démonstration implacable de notre dépendance à l’énergie. Illustré avec humour par Christophe Blain, il vulgarise les idées de Jean-Marc Jancovici, un penseur des changements climatiques (et auteur du calcul utilisé pour mesurer le bilan carbone des entreprises à l’international).
Plus pragmatique, Camille Dauphinais-Pelletier (allo Camille !) donne mille et un conseils pratiques pour Vivre avec une seule planète*, sans retourner à l’âge de pierre. Divulgâcheur : je devrais vraiment prendre l’avion moins souvent.
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Comme toujours, j’ai une pensée pour tous ceux et celles qui m’ont recommandé ou prêté des lectures : Catherine, Bruno, Capi, Nico, Noémie, Stéphanie, Clara, Colleen, Dominique, Anso, Viviane, papa, le libraire usagé de Bogotá et les relationnistes de presse.
N’hésitez pas à m’en proposer d’autres pour 2024 (quoique ma pile est déjà assez vertigineuse merci) !
En vous souhaitant une année à lire sur papier, en prenant votre temps, avec le liquide de votre choix à la température parfaite
Nora
Le bilan final :
27 écrits par des hommes (49 %)
22 auteur.e.s Québécois.es (au sens large) (40 %)
31 livres recommandés (56 %) (et 100 % de ceux dans la catégorie des oiseaux)
12 en anglais (22 %)
4 en espagnol (7 %)
12 sortis en 2023 (22 %)
7 bandes dessinées ou romans graphiques