Mes 63 lectures de 2022
Très chers amis,
J’ai lu 63 livres et 16 992 pages en 2022.
Ce fut une cuvée exceptionnelle de lectures, je ne saurais dire pourquoi.
Comme d’habitude, je me suis fiée à une liste de titres glanés à gauche et à droite qui ne fait qu’allonger. J’essaie simplement de garder le rythme et d’arriver à un équilibre auteur-autrices.
Je soulignerai quand même avoir eu le privilège de lire sept livres écrits par des ami.e.s, collègues ou connaissances. Et une mention spéciale à La Peuplade, qui a édité cinq livres que j’ai lus cette année, dont plusieurs de mes favoris.
Ma résolution 2023 : acheter un divan plus confortable.
À noter que j’ai été incapable de trouver une copie en français de Homicide (David Simon)
Le meilleur pour commencer
En ordre alphabétique, déjà que ce fut déchirant de devoir me limiter à cinq :
Les nouvelles habiles et macabres de Mariana Enríquez (Ce que nous avons perdu dans le feu)
L’incursion policière de David Simon à Baltimore, racontée dans Homicide : Une année au cœur du crime
La poésie anthropologique de La patience du lichen, signée Noémie Pomerleau-Cloutier
L’épopée (d)es marins (qui) ne savent pas nager de Dominique Scali
Le regard de Juliana Léveillé-Trudel sur le cours des jours au Nunavik, dans Nirliit
Je rappelle le principe : un astérisque après le titre des livres qui suivront revient à une chaude recommandation. Les meilleurs ont droit à deux.
Sur fond de conflit
La guerre en Ukraine a teinté mon travail, mais aussi mes lectures.
Avant de partir en Moldavie, je me suis dépêchée à terminer Ukraine à fragmentation* de Frédérick Lavoie. Il tente d’expliquer les sources de l’invasion russe en 2014 à Artyom, un garçonnet tué dans le Donetsk par un missile.
Dans une chambre d’hôtel de Chișinău, avec la COVID, j’ai comparé ma première expérience de reportage à l’étranger avec celles du journaliste international Jean-François Lépine (Sur la ligne de feu*).
Et de retour à la maison, j’ai lu l’histoire de Sergueïtch, un apiculteur résigné à vivre avec ses abeilles et un seul et unique voisin dans la zone grise entre l’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses au Donbass. Les abeilles grises* est un drôle de roman de l’Ukrainien russophone Andreï Kourkov, monotone, parfois saugrenu, comme doit l’être la vie là-bas.
Papa m’avait aussi offert pour Noël le sombre Spirou : L’espoir malgré tout (Émile Bravo), où le majordome est plongé dans le tumulte de la Deuxième Guerre mondiale.
Moyen-Orient 101
Plus à l’orient, j’ai lu avec intérêt et peut-être les sourcils froncés de concentration Voyages en Afghani* de Guillaume Lavallée, le directeur du bureau de l’Agence France-Presse à Jérusalem. C’est la biographie de Djemal ed-Din al-Afghani, l’un des penseurs arabes les plus influents du 19e siècle et qui m’était pourtant totalement inconnu.
À côté d’une telle érudition, le résumé des entretiens de Régis Le Sommier avec Bachar al-Assad fait pâle figure, malgré ses gallons de grand reporter de Paris Match.
La protagoniste d’Either/Or* (celui de Elif Batuman, pas de Kierkegaard), elle, sillonne la Turquie pendant un été pour le compte d’un guide de voyage. Un roman truffé de références intellos et incisives (commencez par The Idiot).
Faits divers
Les lectures suivantes auraient très bien pu se retrouver dans les premières pages du Journal de Montréal.
L’Adversaire* aurait sûrement fait la une. Un Français tue femme et enfants après avoir prétendu être médecin et avoir escroqué tous ses proches pendant des années… C’est une histoire vraie racontée avec la maîtrise que l’on connait à Emmanuel Carrère.
Raël — Journal d’une infiltrée (Brigitte McCann, avec les photos de ma collègue Chantal Poirier) relate les dessous d’un reportage réellement publié au JdeM dans les années 2000. 10/10 pour les techniques d’enquête.
Valentin Gendrot a intégré en catimini la police française pour écrire Flic. Rien qui ne surprend vraiment, malheureusement, à part peut-être quelques questions éthiques sur sa propre infiltration.
À l’opposé, mon coup de cœur de l’année a été le tour de force de David Simon, Homicide : Une année au cœur du crime**. Le journaliste américain a suivi les enquêteurs de Baltimore pendant un an en 1991 pour décrire leur travail avec une perspicacité incroyable. C’est devenu The Wire.
Quand on l’a accusé d’un parti pris policier, il a répliqué avec The Corner*, une série de deux livres sur la vie des « zombies », des petits bandits et des familles détruites d’un coin de rue mal famé de la même ville. J’ai lu hiver-printemps, j’ai compris le principe.
Ma copie de Délivrez-nous de la prison Leclerc ! : Un témoignage de l’intérieur, de Louise Henry, a été annotée par nul autre que Denis Lévesque, alors je n’arrive pas à m’en séparer même si c’était à oublier.
Un autre type de prison, le Centre jeunesse, est au centre de Se battre contre les murs*, qu’on pourrait qualifier de bande dessinée sociologique (Nicolas Sallée et Alexandra Dion-Fortin).
Et puis, bien sûr, Mégantic : un train dans la nuit* (Anne-Marie Saint-Cerny et Christian Quesnel). Tout y est tragique, effilé, la catastrophe comme le dessin.
Au travail
Je retiens quelques idées d’On Writing Well : The Classic Guide to Writing Nonfiction (William Zinsser), mais surtout que les temps ont changé depuis 1976.
Je n’ai pas non plus accroché à Gonzo : A Graphic Biography of Hunter S. Thompson (Will Bingley). Faudrait bien que je lise Fear and Loathing in Las Vegas à la place.
Lectures autochtones
Du nord au sud :
Le déstabilisant Split Tooth* (Tanya Tagaq), avec sa couverture blanche neige et le rebord de ses pages rouge vermeil, mérite le titre de mythe. En provenance du Nunavut.
Juliana Léveillé-Trudel passe ses étés à Salluit, comme les oies blanches (Nirliit**). Elle décrit sans compromis l’existence au Nord, rude, mais belle, après la mort de son amie inuite Eva, en évitant les « eux autres » des Qallunaat.
Le vent en parle encore*, campé sur l’île de Fort George, dans la baie James, est le roman plausible de la vie dans le plus vieux pensionnat autochtone du Québec. Pour voir l’histoire pas si ancienne d’un autre œil grâce à Michel Jean.
Auassat : À la recherche des enfants disparus est la version livre de l’enquête d’Anne Panasuk sur la disparition de dizaines d’enfants autochtones dans le système de santé. Il aurait pu être mieux traduit de la télé à l’écrit.
Waswanipi (entre Chibougameau et Val-d’Or), c’est l’endroit où Jean-Yves Soucy a travaillé comme garde forestier avec deux guides cris à l’été 1963, à 18 ans. Sa déception se transforme peu à peu en émerveillement.
J’ai lu Mononk Jules* (Jocelyn Sioui), puis j’ai vu la pièce de théâtre (avec des marionnettes !!) dont il est inspiré. Les deux fois, j’ai été soufflée par l’histoire de ce héros wendat sombré dans l’oubli, pour une raison que l’on ne comprendra qu’à la toute fin.
Le ou la ou les
Le petit astronaute* (Jean-Paul Eid). Tellement magnifique que j’en ai pleuré à gros bouillons. La grande leçon d’un petit garçon atteint de paralysie cérébrale.
Le livre d’un été* (Tove Jannson). Le temps semble s’arrêter sur une île finlandaise, où habitent une fillette et une grand-mère fantasque (la créatrice des Moumines).
Le jeune homme (Annie Ernaux). 48 pages pour se remémorer l’aventure de la lauréate du prix Nobel. J’avais préféré Mémoire de fille.
La patience du lichen**. Je n’ai jamais dépassé Nutashquan, mais les poèmes de Noémie Pomerleau-Cloutier donnent un aperçu des gens formidables que l’on retrouve jusqu’à Blanc-Sablon.
« Depuis il cueille la neige
et les fruits
un moteur à la fois[…]
aux confins du réseau routier
la liberté sent le gaz »
Les rois du silence : Ce qu’on peut apprendre des introvertis pour être un peu moins débiles et (peut-être) sauver le monde (Olivier Niquet). Une plaquette sur les gens timides enrobé d’une couche d’humour par moments trop épaisse pour moi.
L’habitude des ruines : Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec (Marie-Hélène Voyer). Je crois que j’attendais plus d’indignation de cet essai sur la perte du patrimoine, finalement assez académique.
Du sérieux
Bien écrit, mais À boutte : Une exploration de nos fatigues ordinaires (Véronique Grenier) ressasse des idées que j’ai lues ailleurs. Au moins on ne s’épuise pas vu la longueur.
Can't Even: How Millennials Became the Burnout Generation*, beaucoup plus ambitieux, aborde le sujet d’un point de vue générationnel. Anne Helen Petersen est aussi pertinente qu’à son habitude (voir son infolettre).
Ils mangent dans leur char (Simon-Pierre Beaudet) est un portrait vitriolique du 3e lien et des (nombreux) travers de Québec. Ce serait amusant si ce n’était pas si décourageant.
J’ai reconnu mes vieilles habitudes d’emojis sur MSN dans le divertissant Because Internet : Understanding the New Rules of Language* (Gretchen McCulloch), sur la linguistique numérique.
En toute intimité
Ptoma : Un psy en chute libre* donne envie d’une consultation avec Nicolas Lévesque, psychanalyste, qui égrène des souvenirs de ses patients en protégeant leur confidentialité.
Avec des caméos de Kim Kardashian et une traduction impeccable de blagues, Dans le palais des miroirs*, de Liv Stömquist, est un ovni de roman graphique qui fracasse notre obsession pour les apparences.
Bien aimé les essais par moments inégaux de Filles corsaires : écrits sur l’amour, les luttes sociales et le karaoké* de Camille Toffoli, l’une des fondatrices de la librairie féministe l’Euguélionne.
Très en retard, j’ai lu La servante écarlate* de Margaret Atwood, qui se passe de présentation. Quelle fin astucieuse.
À l’aventure
Duo de romans enlevants : À la recherche de New Babylon* et Les marins ne savent pas nager**, de ma talentueuse collègue Dominique Scali.
J’ai un faible pour le deuxième, si réaliste qu’on dirait que l’île d’Ys existe depuis toujours, gardée secrète par des générations de navigateurs au long cours. Tout y est. Et le lancement était génial.
Restons dans la thématique maritime avec Tout est ori*, de Paul Serge Forest. Une prémisse incongrue impliquant un empire de fruits de mer et une écriture raffinée, pour une lecture jouissive (c’est le bon mot vu les multiples apartés sexuels).
Le malenchantement de sainte Lucy* est tout aussi absurde et décousu, et la prose de Zsuzsi Gartner est merveilleusement traduite de l’anglais au français.
Certains comparent la galerie interminable de personnages de Vernon Subutex à celle de Zola et de ses Rougon-Maquart. Mais bon, le ton franchouillard de Virginie Despentes m’a lassée, et j’ai eu du mal à finir les 397 pages, surtout qu’il y a deux autres tomes après.
Le déracinement canadien
Le seul défaut de l’autobiographie de Gabrielle Roy La détresse et l’enchantement* est de s’arrêter au moment où elle rentre au pays pour devenir journaliste. Sinon, quelle détermination à quitter le Manitoba francophone pour l’Europe…
Lori Saint-Martin, tombée amoureuse du français à Kitchener (Ontario), m’a rappelé Gabrielle Roy dès les premières pages de Pour qui je me prends*. Plus loin, elle raconte d’ailleurs avoir découvert dans Bonheur d’occasion « une jeune fille ambitieuse du milieu ouvrier, comme [elle], qui aimait sa mère, comme [elle], et qui vouait la fuir, comme [elle] ». Elle est morte, à 62 ans, en octobre.
Une génération après, la néo-écossaise Kate Beaton témoigne de ses deux années passées à travailler dans les sables bitumineux de l’Alberta avec le roman graphique Ducks*. Excellent et suintant la masculinité toxique.
Tout près
Sympathiques vignettes du Mile-End de Michel Hellman. J’ai préféré celles d’Abla Farhoud, dans Le sourire de la petite juive, fresque multiculturelle de la rue Hutchison.
Ma voisine/conseillère municipale Marie Sterlin a co-écrit avec Antoine Trussart un traité sur la gentrification fort édifiant et accessible, Gentriville*. J’y repense souvent depuis les trottoirs en remarquant les mutations de notre quartier.
Autre livre montréalais : La ville analogique de Guillaume Éthier. Des idées intéressantes, mais beaucoup de grands mots.
Latino-gothique
Tout ce qu’on refuse de voir de l’Argentine est tapi dans Ce que nous avons perdu dans le feu** : la pasta base, l’effroyable passé de la dictature, le Riachuelo toxique de Buenos Aires, les féminicides, la pauvreté du Conurbano… Autant de sujets qui viennent hanter — littéralement — chacune des 12 nouvelles de Mariana Enríquez.
Notre part de nuit*, de la même autrice, développe l’une de ces histoires courtes. J’ai adoré, en partie parce que j’ai retrouvé des souvenirs (le Gauchito, la Costanera Sur, à côté de notre appartement, même un bout de Zamba para olvidarte). Mais au-delà des référents culturels, les ténèbres du roman envoûtent.
Dans le même ton, Mâchoires*, de l’Équatorienne Mónica Ojeda suit des adolescentes obsédées par les histoires d’horreur, qui repoussent de plus en plus leurs limites. Les paragraphes sont denses, crus, mordants, et franchement dérangeants.
Ce n’est qu’en décembre que j’ai fini par lire l’Oeuvre complète de la poétesse argentine tourmentée Alejandra Pizarnik, achetée dans une librairie de Bogotá la dernière fois qu’on y était. Je me demande vraiment si Enríquez et Ojeda l’ont aussi lue.
Survivre plutôt que vivre
L’Haïtien Jacques Stephen Alexis (1922-1961) est mort assassiné, tout comme le héros de Compère général soleil*, qui a pour décor l’île d’Hispaniola dans les années 1930. J’ai été très touchée par ses descriptions du quotidien et de la misère, un brin surréalistes (il adorait André Breton).
« Le 24 juin tomba un samedi, les papillons furent ponctuels. »
Près d’un siècle plus tard, la vie n’a l’air guère plus facile dans le Port-au-Prince d’Emmelie Prophète, lucide dans Les villages de Dieu*. Point de salut au milieu des gangs et de l’indigence, que la survie.
Ladydi* (une fillette mexicaine, pas la princesse) grandit sous tension dans les collines du Guerrero dominées par les narcos, où naître jolie est la pire des malédictions possibles. Fenêtre sur une existence faite de sororité et de craintes.
The Flower of Time. Guerrero’s Red Mountain. Yael Martínez, Magnum Photo. Un cultivateur de pavot mexicain aperçu au World Press Photo 2022. Les poinçons rappellent la méthode d’extraction de l’opium.
La santé
Les carnets de pandémie du Dr François Marquis sont peu étonnants pour qui suivait les nouvelles en continu au début de la pandémie (ou travaillait au web à LCN). Quand même effarant de constater à quel point les hôpitaux sont tenus à bout de bras.
Je ne sais pas non plus à quel point 5060 : L’hécatombe de la COVID-19 dans nos CHSLD vieillira bien, en dépit d’un imposant travail de recherche des journalistes Gabrielle Duchaine, Katia Gagnon et Ariane Lacoursière. Les témoignages des proches des victimes sont ceux qui m’ont le plus bouleversée.
Spin Doctors : How Media and Politicians Misdiagnosed the COVID-19 Pandemic (Nora Loreto) est aussi extrêmement critique de la réaction politique face au virus. Ces angles morts méritent d’être consignés.
Pour alléger l’atmosphère, heureusement qu’il y a la décalée Catherine Ocelot et ses Symptômes*, qui navigue dans l’angoisse et notre système de santé.
Société des loisirs
Je me suis blessée après un 10 kilomètres en plein juillet, et ai vécu le reste de la saison par procuration grâce à Haruki Murakami et son Autoportrait de l’auteur en coureur de fond*.
Mon jardin carré a été un échec total (gros été quand même), mais au moins, il n’a pas essayé de m’assassiner comme celui de Geneviève Lebleu, dans Sarclage*.
Entre les mains de Maurice Mességué, les plantes servent plutôt à guérir tous les maux. Ça lui aura valu des centaines de poursuites du Collège des médecins français, racontées dans Des hommes et des plantes*, captivante biographie de ce paysan-soigneur (recettes d’herboristerie à la fin).
Mention spéciale à Cueillir la forêt* (Ariane Paré-Le Gal) que j’ai trimballé un peu partout et qui m’a fait découvrir la limonade de sumac et les promesses du mélilot.
****
Et voilà.
Le bilan final :
35 autrices (56 %)
33 Québecois.es (définition large) (52 %)
9 en anglais (14 %)
2 en espagnol (3 %)
41 recommandés (65 %)
15 sortis en 2022 (24 %)
10 romans graphiques ou bandes dessinées
Un merci à Anne Caroline, Catherine, Clara, Claudine, Colleen, Francis, Marisol, Maxime, maman, papa et Noémie qui m’ont recommandé, prêté ou offert plusieurs de ces livres.
Sur ce, je nous souhaite des lectures qui nous habitent longtemps après avoir tourné la dernière page. Comme toujours, n’hésitez surtout pas à m’écrire.
xx
Nora
ps. j’ai changé de Tinyletter à Substack parce que c’est beaucoup plus simple de publier ici.
En rappel :